Le temps sur la table : attention, résonance et bienveillance (1)
Le manque de temps, l’accélération du temps, la pression du temps, … sont des sentiments partagés par beaucoup de nos concitoyens au travail mais aussi dans les autres sphères de vie (y compris du côté des retraités). Alors, quelle solution ? Hartmut Rosa, sociologue et philosophe contemporain allemand, que certains voient comme le spécialiste mondial de la décélération, débute son livre “Résonance – une sociologie de la relation au monde” ainsi “Si le problème est l’accélération, alors la résonance est peut-être la solution … la solution n’est pas la décélération ». Matthew Crawford, philosophe-mécanicien contemporain américain qui s’est fait connaître par “L’éloge du carburateur” développe dans son second livre “Contact” l’idée de l’écologie de l’attention. L’attention vue comme un bien commun au même titre que l’air qu’on respire et l’eau que l’on boit. Je vous propose des fils à tirer pour l’amélioration de la Qualité de Vie au Travail (QVT) à travers les idées d’attention, de résonance et de bienveillance réinterrogeant notre rapport individuel et collectif au temps. Ce premier article d’une série de trois est consacré à l’attention.
Note préalable : cet article est plus long que la moyenne des articles que l’on trouve maintenant sur Internet. Cet article nécessite donc plus longtemps votre attention que ce que vous avez habituellement l’habitude de lire. Et c’est peut-être une gageure. Si vous ne vous y sentez pas prêt·e ou pas prêt·e à choisir un autre moment plus approprié pour le lire, vous pouvez prendre connaissance en fin d’article d’une synthèse très rapide sous forme d’infographie. Merci aux autres lectrices et lecteurs de vous donner le temps de la lecture de l’article ci-dessous.
Tout naît et tout tient de l’attention
Il y a quelques années, quand je me suis intéressé de près au sujet de la gratitude (en partant d’enseignements de la psychologie positive), il m’est apparu assez vite que l’attention constitue l’étape première d’un processus qui conduit au ressenti de gratitude et à son expression. En effet, comment pourrait-on ressentir de la gratitude pour un acte dont on a bénéficié si on n’a pas plusieurs niveaux d’attention et de prise de conscience :
- l’attention à ce que l’on vit
- l’attention aux aides dont on bénéficie
- l’attention aux progrès réalisés
- l’attribution d’une partie de ses propres avancées à l’aide par autrui,
- …
Dans le processus de gratitude ci-dessus apparaît clairement l’impact de la dimension temps qui participe à une spirale négative quand il manque et à une spirale positive quand on accorde du temps.
Le déficit d’attention est souvent consécutif du manque de temps. Faute de temps, en mettant de la distance progressivement par rapport à un sujet d’attention, on a tendance à moins vouloir lui consacrer du temps. D’où la spirale négative. Par exemple, moins je vais consacrer du temps à la convivialité dans mon équipe, moins ce sujet va me sembler important, et moins j’y consacrerai du temps jusqu’au jour où je ne dirais même plus bonjour le matin sous prétexte que j’ai du travail qui m’attend.
A l’inverse, quand on se donne le temps de l’attention pour une personne, un collectif, un sujet, une idée, … on crée de la proximité avec ce sujet d’attention, ce qui motive à lui consacrer plus de temps. D’où la spirale positive. En reprenant l’exemple précédent, plus je consacrerai un temps juste à la convivialité, plus je prendrai conscience de l’importance de ces moments pour mon bien-être et celui des autres, et pour l’efficacité. Plus j’y accorderai de l’importance, plus je sacraliserai le temps pour la convivialité.
L’attention vue en tant que bien commun
Je vous propose de nous intéresser au sens plus large du mot “attention” : l’attention vue comme une capacité mobilisable et mobilisée.
Dans son livre “Contact”, Matthew Crawford met en évidence la multiplication infernale des stimuli qui mobilisent notre attention (1), en particulier les stimuli “parasites” nous incitant à consommer. Ils sont visuels, auditifs et même dans un futur proche ils seront de plus en plus olfactifs (2). Par ailleurs, l’utilisation massive des écrans avec des images animées (télévisions, smartphones, tablettes, ordinateurs portables) en toutes occasions multiplie les stimuli et les distractions. Selon Matthew Crawford, certains stimuli peuvent être considérés à l’instar du sucre, du sel et du gras dans notre consommation d’aliments, créant ainsi des addictions et nous éloignant des activités plus naturelles qui finissent par sembler fades. Comme pour les aliments, il y a donc une notion d’appétance qui fait attirer notre attention – quelques fois de manière magnétique – plus sur certains stimuli que sur d’autres, avec des acteurs divers qui se disputent notre attention.
Or, l’attention est une ressource limitée. Matthew Crawford utilise le terme de “bien commun”. Selon lui, c’est à la fois “la chose la plus personnelle qui soit … donc un sujet qui doit nous affecter intimement » et à la fois une ressource commune surexploitée, mobilisée à outrance (voire immobilisée) en particulier par la société de consommation et la société de production. Toutes deux cherchent à attirer notre attention pour consommer plus et pour travailler toujours plus, y compris en dehors des horaires “officiels” de travail.
Il utilise le terme “orientation de l’attention” qui met en évidence que notre attention est mobile et orientable. La question centrale étant “qui” et “quoi” orientent notre attention ? Il pose l’enjeu ainsi : “Si nous ne sommes pas capables de maîtriser l’orientation de notre attention, nous sommes à la merci de ceux qui veulent l’orienter dans leurs intérêts »
On peut déjà orienter notre attention avec nos sens,
notamment avec la vue en utilisant divers niveaux de mobilité :
- la mobilité des yeux,
- la mobilité de la tête
- la mobilité du tronc
- la mobilité par le déplacement
Je vous propose le petit exercice très simple : comparez la vue que vous avez
en regardant votre smartphone
et celle que vous avez en utilisant les 3 premiers degrés de mobilité :
c'est bien la totalité de votre environnement immédiat qui est à votre portée,
avec un potentiel de stimuli probablement plus passionnants et plus
intéressants à investiguer que les nombreux qui vous sont suggérés sur
votre smartphone, quelques fois de manière très intrusive.
Quand nous ne sommes plus aux commandes, nous devenons alors des marionnettes réagissant automatiquement à des stimuli avec le paradoxe incroyable suivant : une société qui affiche les valeurs de liberté et d’autonomie alors qu’en réalité l’individu est prisonnier de stimuli manipulateurs et d’habitudes faisant beaucoup de perdants et très peu de gagnants. Cette forme d’aliénation s’ajoute à d’autres dans le monde du travail :
- l’aliénation à la pression du temps
- l’aliénation au “tout est urgent”
- l’aliénation aux objectifs irréalistes
- l’aliénation à l’Excellence (3)
- l’aliénation au contrôle de gestion et du reporting
- l’aliénation à la flexibilité … jusqu’au point de rupture
- l’aliénation de la fuite en avant
- l’aliénation due à une conception du travail où n’existe aucune autonomie, ni possibilité d’agir sur son travail et sur ces conditions de travail, …
Un autre paradoxe est celui de l’illusion du choix. Je prends un exemple simple : face à notre télévision, nous avons une extension de notre corps : la télécommande avec laquelle nous pilotons la télévision. Si nous sommes aux commandes de la télécommande, nous ne sommes en réalité pas aux commandes de l’orientation de l’attention, ni de notre vie. Il en est de même pour notre smartphone. Et pour faire le lien avec la thématique de cet article – le manque de temps -, il est clair que l’orientation de l’attention induit des comportements qui occupent du temps. Et si un des premiers fils à tirer quand on s’intéresse au manque de temps était celui de l’orientation de notre attention ?
Aller au-delà de reprendre les commandes de l’orientation de l’attention
Il m’arrive de prolonger ma journée de travail parce que j’ai moi-même décidé que je veux terminer une tâche avant la fin de la journée. Suis-je contraint par une autre personne, une entreprise qui attend un résultat le lendemain ? Pas forcément, c’est ma décision. Je suis aux commandes, c’est moi qui décide, c’est moi qui choisis.
Et c’est ainsi que bon nombre d’actifs, en particulier les dirigeants, cadres, personnes en création d’activité économique, travailleurs indépendants, artistes, … orientent par eux-mêmes leur attention, la focalisent sur une activité, mais la focalisent trop longtemps sur une journée et de manière trop récurrente. L’attention excessive à leur activité les met en déséquilibre par rapport à leurs autres sphères de vie et leur fait prendre des risques sur leur santé physique, psychique et sociale.
MAIS, ils l’ont choisi et il n’y a rien à dire. “C’est mon choix !” est une petite musique qui tourne en boucle, en alternance avec “C’est mon plaisir !“; mais quand ça commence à déraper, en réalité le plaisir est de moins en moins présent. Difficile alors de sortir de cette spirale qui mène souvent au burnout, d’autant plus quand l’environnement fait écho “C’est ton choix !” ou “C’est son choix !” quand on parle d’un tiers. Une phrase dite sur un ton signifiant “Alors, tu ne veux pas non plus qu’on te (le) plaigne ». Il est d’ailleurs considéré dans notre société comme condition sine qua non à la réussite du lancement d’une activité économique indépendante que la personne doit trimer pendant plusieurs années sans rémunération jusqu’à oublier sa vie de famille. Quiconque n’est pas prêt à faire ce sacrifice et à prendre des risques à sa santé, n’est pas considéré comme sérieux.
J’ajoute l'(imp)ertinence suivante : quand une personne s’écoute en boucle la petite musique “C’est mon choix !” (quelques fois couplée avec “Je n’ai pas le choix !” ), et commence à être agacée, titillée, à se sentir injustement considérée par l’expression “C’est ton choix !” employée à son égard, elle a vraisemblablement de quoi s’interroger sur l’opportunité de changer de fond sonore.
L’enseignement que je veux en tirer est le suivant : s’il est important de (re)prendre les commandes de l’orientation de l’attention, il s’agit tout autant de reprendre les commandes pour une orientation JUSTE de l’attention (4). Par ailleurs, il ne s’agit pas forcément que l’environnement et qu’autrui n’attirent pas – moins – notre attention, mais surtout qu’ils ne l’attirent pas – autant – de manière déloyale et qu’ils l’attirent de manière JUSTE, en veillant sur nous.
Une articulation de responsabilités autour de l’enjeu de bienveillance
Ce qui m’amène à faire le lien avec le 3ème sujet de cette série d’article : la bienveillance. L’enjeu étant la conjugaison :
- d’une responsabilité individuelle : la (ré)appropriation de l’orientation de notre propre attention vers des activités qui nous préservent, préservent autrui, nos collectifs et communautés, et la planète, dans l’harmonie, l’équilibre et une approche gagnant-gagnant
- d’une responsabilité collective et sociétale : la reconfiguration d’environnements et de comportements, en diminuant quantitativement drastiquement les stimuli déloyaux au profit de la bienveillance; autrement dit : porter attention plutôt qu’attirer ou mobiliser l’attention pour des intérêts généralement économiques
Il y a besoin selon moi de cette prise de conscience dans notre sphère professionnelle et dans nos autres sphères de vie de la réappropriation de notre pouvoir d’orientation de notre attention. Il s’agit autant d’un sujet de QVT que de qualité de vie.
C’est donc aussi un sujet de société, un sujet politique, un enjeu de réflexion dans les organisations pour l’amélioration de la QVT. Il met en exergue deux enjeux centraux :
- l’individu perd peu à peu sa capacité d’orientation de son attention au bénéfice de ceux qui veulent l’orienter à sa place dans leurs intérêts. Avec deux conséquences : une réduction drastique du pouvoir d’agir (remplacé par un pseudo pouvoir de décider des choses insignifiantes en tapotant sur des boutons mécaniques ou virtuels) et un sentiment frustrant, voire oppressant de manque de temps.
- l’attention mérite d’être considérée en premier lieu à travers celle qu’on offre – avec bienveillance – plutôt que celle qu’on cherche à attirer – coûte que coûte –
Si on considère qu’il y a des stimuli et des objets d’attention qui contribuent à ce sentiment d’accélération du temps et d’insatisfaction en matière de QVT et de qualité de vie, peut-on s’entendre sur un ensemble d’objets d’attention qui seraient à privilégier pour se sentir bien au travail (et en dehors) et pour que notre société se porte mieux ?
Je vous proposerai dans un deuxième article une réponse à cette question en m’inspirant notamment de l’idée de résonance conceptualisée par Hartmut Rosa.
Dans un troisième article, je ferai un lien entre attention et bienveillance, entre résonance et bienveillance et je proposerai une conceptualisation de la bienveillance. En effet, je constate que l’idée de bienveillance est très floue et mérite qu’on essaye de s’entendre sur cette idée, les enjeux et les pratiques induites.
Cette série de trois articles constituera une introduction à un article central pour laqvt.fr présentant l’idée d’organisation bienveillante et bientraitante, avec une conceptualisation de la bienveillance que j’ai nourrie de l’écologie de l’attention (Matthew Crawford), de la résonance (Hartmut Rosa), du principe de progrès (Teresa Amabile et Steven Kramer), de la modélisation des organisations opales (Frédéric Laloux), de la Théorie U (Otto Scharmer), de ma modélisation de l’Attention Réciproque, de ma modélisation du processus de gratitude et de différentes modélisations que j’ai réalisées autour du concept de Qualité de Vie au Travail
(1) Matthew Crawford cite dans son livre l’exemple des aéroports dans lesquels les voyageurs baignent littéralement dans un environnement de messages publicitaires : sur les écrans, sur les affiches, sur les tickets de transport (recto/verso), voire même sur les tablettes où l’on dépose clés, lunettes, … aux contrôles de sécurité. Bientôt, il ne restera plus aucune surface plane vierge
(2) Il évoque dans son livre l’exemple de bus en Corée qui à l’approche d’un arrêt diffuse des odeurs incitant à se rendre dans un commerce proche de l’arrêt (en l’occurrence une odeur de café pour aller consommer un café)
(3) Notez la majuscule qui renforce le poids de ce qui est souvent présenté comme une valeur
(4) Nous avons utilisé le vocable de juste conscience dans plusieurs de nos articles
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