Un métier dans un environnement
Qu’est-ce qui vous identifie le plus au travail ? Votre métier ? Le type d’organisation dans lequel vous travaillez (PME, grande entreprise, public, Economie Sociale et Solidaire), le type de statut ? La nature du produit ou du service ? La Qualité de Vie au Travail (QVT) au niveau collectif et individuel dépend énormément de la façon dont est appréhendée par chacun·e l’articulation entre l’exercice d’un métier et son environnement. Cet article présente deux cas de figures qui peuvent altérer le niveau de QVT : un premier cas où un métier technique fait fi d’un environnement à haute dimension humaine et un deuxième où l’environnement dénature, disloque, désagrège un métier.
Un métier technique qui fait fi d’un environnement à haute dimension humaine
Dans deux de ses livres “Pourquoi on travaille” et “Practical Wisdom”, Barry Schwartz, psychologue américain, relate les propos tenus par Luke, agent de propreté dans un grand hôpital universitaire américain. Ce dernier a été interrogé par la chercheuse Amy Wrzesniewski(1) et son équipe.
La fiche de description de poste de Luke est un catalogue à la Prévert de gestes techniques, assez proche de celui qu’il aurait entre les mains s’il avait en charge la propreté d’un call center, du siège social d’une banque, ou de tout autre endroit où il ne croiserait pas âme qui vive car il travaillerait en décalé pour ne pas gêner les personnes qui travaillent (parce que lui probablement ne travaille pas, mais ça, c’est une autre histoire). Dans la description de poste, pas question d’interactions avec des malades, des personnels hospitaliers.
A l’occasion de leur étude, Amy Wrzesniewski et son équipe ont rencontré quelques agents de propreté, dont Luke, pour qui la conjonction de leur métier et de l’environnement dans lequel ils l’exercent est source de vocation : celle de participer au même titre que les soignants au bien-être des patients et de leurs familles.
Barry Schwartz illustre comment Luke va au-delà des gestes techniques édictés par sa fiche de poste : un jour, il fait la chambre d’un jeune adulte dans le coma. Son père est à son chevet pendant des heures. Il profite de l’occasion de l’absence du père parti fumer une cigarette à l’extérieur pour nettoyer la chambre. Un peu plus tard, il se fait reprocher par le père de ne pas être venu dans la chambre. Au début, il se trouve sur la défensive et s’apprête à argumenter et à vouloir expliquer au père qu’il s’est déjà occupé de la chambre. Mais, prenant en compte la fatigue du père, donc, le contexte particulier, il décide de nettoyer une deuxième fois la chambre pour ne pas rajouter de tension chez le père et éviter d’entamer une discussion qui pourrait s’envenimer.
A noter en passant, que ce faisant, Luke s’est autodéterminé. Il a fait le choix de prendre l’initiative de refaire la chambre, donc de sortir des consignes, au risque de prendre du retard sur son programme et de recevoir un reproche de sa hiérarchie (dont on peut se demander si elle aurait vu d’un bon œil sa prise d’initiative).
Inversement, j’imagine que vous et moi, avons été confrontés plusieurs fois à des situations où des professionnels se réfugiaient derrière les caractères techniques et procéduraux de leur métier en affichant de comportements dont l’empathie est absente alors même que l’organisation à laquelle ils appartiennent porte, affiche, revendique des valeurs humaines de bienveillance (veiller à ce qu’autrui se sente bien), de coopération et de solidarité. Des comportements que nous avons pu constater en tant que client, usager, “client interne” (2), dans tous les secteurs : entreprises classiques, organisations de l’Economie Sociale et Solidaire (ESS), fonction publique.
De tels comportements – dont il n’est pas question ici de les présenter comme une généralité – créent de la dissonance et impactent négativement la QVT dans l’organisation et de la qualité de service auprès des clients ou usagers. Ils ne relèvent pas forcément d’un éventuel caractère égocentré du professionnel. Cela peut relever de la responsabilité collective :
- une procéduralisation excessive(3) où la dimension humaine est absente (telle que la fiche de poste de Luke)
- un processus d’intégration déficient faisant que l’individu se sent avant tout professionnel de son métier et pas réellement partie prenante de l’écosystème auquel il appartient et porteur de sa raison d’être
- les deux à la fois
Partout la vigilance est de mise pour soigner les relations interpersonnelles et éviter de tels comportements
A l’instar de beaucoup de dimensions de la QVT, c’est bien l’articulation entre responsabilité individuelle et collectives relatives à l’intégration du métier dans son environnement, en particulier dans sa dimension humaine, qui crée la résonance et l’alignement favorable à la santé psychique et à la qualité des relations, en interne et avec les parties prenantes externes.
C’est aussi la culture de l’Attention Réciproque qui permet à chacun·e de comprendre dans ses interactions avec autrui, la situation vécue par l’autre, ses perceptions et ses aspirations.
Le cas de Luke met en évidence également l’importance de ce que Barry Schwartz appelle la “sagesse pratique». C’est ce qui permet à un individu de prendre l’initiative de s’écarter d’une procédure face à une situation donnée parce que c’est bien et adapté de le faire (“bien” souvent au sens “gagnant-gagnant”).
Quand l’environnement dénature, disloque, désagrège un métier
Au risque de donner l’impression de focaliser ma réflexion sur le milieu hospitalier, je continue dans la foulée : on entend depuis quelques années s’exprimer la souffrance de personnels hospitaliers et dans les EHPAD, liée au bouleversement de leur métier. Un bouleversement provoqué par la pression financière et du contrôle de gestion, avec un temps pour l’interaction avec les patients qui se réduit de manière drastique.
Dans le secteur voisin des soins à domicile, c’est ce mouvement de dénaturation du métier d’infirmière·er qui a conduit Jos de Bloke à reconstruire un modèle où l’interaction humaine a une place centrale. Il a créé l’association Buurtzorg en 2007 qui est devenu en quelques années l’acteur N°1 du secteur aux Pays-Bas(2/3 des effectifs du secteur). J’ai consacré l’article Organisations opales par l’exemple : l’association néerlandaise Buurtzorg à cette association. On a pu observer à cette occasion une véritable fuite des professionnels d’un modèle dénaturant le métier vers un autre modèle revalorisant le métier. Cela constitue un cas exemplaire qui pourrait/devrait donner des idées à d’autres acteurs·rices dans d’autres secteurs. Oui, il est possible de construire de ses mains un pot de terre avec un peu d’argile et que le pot de terre, non seulement dame le pion au pot de fer, mais entraîne tout le secteur dans une spirale ascendante dans une approche gagnant-gagnant à grande échelle.
On a souvent entendu qu’il est normal que les métiers évoluent, que c’est sain, que c’est la loi de la nature, qu’il faut être de son temps, …
En réalité, de mon point de vue l’enjeu n’est pas de vouloir/pouvoir/savoir changer ou non. Par contre, il est de savoir pour qui on le fait, pourquoi on le fait, à quelle fréquence, le temps qu’on se donne et surtout : en quoi ce changement préserve ou améliore la qualité des interactions humaines et participe à une dynamique gagnant-gagnant pour les personnes concernées par le métier, les organisations qui les emploie, les parties prenantes avec qui elles interagissent et plus globalement les écosystèmes auxquels elles contribuent et dont elles font partie intégrante.
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(1) Professor of Organizational Behavior at the Yale School of Management, Yale University
(2) face à un·e collègue d’un service fonctionnel (achat, administratif, comptabilité, contrôle de gestion, informatique, logistique, qualité, relations humaines, …)
(3) dans le sens où elle ne donne aucune marge de manœuvre à l’individu en fonction des situations rencontrées