Organisations opales par l’exemple : l’association néerlandaise Buurtzorg

Novéquilibres : Organisations opales par l'exemple : l'association néerlandaise Buurtzorg
Les entreprises libérées mises en lumière dans le documentaire Bonheur au travail diffusé sur Arte en février 2015 font depuis couler beaucoup d’encre, avec des positions très contrastées. J’ai évoqué rapidement les entreprises libérées dans l’article QVT et Bonheur au Travail, même défi ?. Voici le premier article que je vais consacrer à un sujet proche : celui des organisations opales conceptualisées par le belge Frédéric Laloux dans son livre Reinventing organizations. Il m’a semblé intéressant d’entamer cette série par une organisation emblématique prise en exemple par Frédéric Laloux : l’association néerlandaise Buurztorg spécialisée dans les soins à domicile.

Ajout du 3 janvier 2019 : Une vidéo d’un diaporama commenté évoquant Buurtzorg. Une vidéo que j’ai conçue et commentée.

Raconte-moi une belle histoire !

Il était une fois … un infirmier à domicile néerlandais qui, après avoir travaillé entre 1980 et 1990 dans un mode où à l’époque autonomie et hiérarchie plate étaient la norme, occupe à partir des années 1990 un poste de direction d’une structure de soins à domicile. En quelques années, il voit les méfaits d’une rationalisation à outrance :

  • tri des patients,
  • plus aucune prise des infirmières et infirmiers sur leur planning,
  • temps de référence de plus en plus courts par acte,
  • hyper spécialisation,
  • vente de produits aux patients, …

bref un mode perdant-perdant où ni les patients, ni les personnels infirmiers ne s’y retrouvent avec un temps au relationnel devenu peau de chagrin et une impossibilité d’installer une relation avec les changements incessants d’affectation.

Puisqu’il ne pouvait pas faire bouger les choses de l’intérieur, Jos de Blok (c’est son nom) décide de démissionner … avec son épouse (sachant qu’ils ont 5 enfants). Quitter donc un bon salaire pour affronter l’incertitude, mais s’octroyant ainsi la liberté de faire ce qui lui semblait la bonne chose à faire dans le secteur d’activité.

Quelle est-elle cette vision qu’il veut promouvoir et déployer concrètement ?

aider les personnes malades ou âgées à vivre une vie plus autonome et qui vaille davantage la peine d’être vécue ».

Une idée et un projet qui vont bien au-delà du simple geste technique, et surtout à l’opposé de l’installation d’une relation ambigüe destinée à se nourrir et à s’enrichir de la dépendance des patients.

La libération du secteur des soins à domicile

Si on fait un parallèle avec l’idée d’entreprise libérée, l’ambition de Jos de Blok est encore plus large : il s’agit de libérer non pas une organisation mais tout un secteur en donnant l’exemple par la création d’une vision et d’une organisation nouvelle, délibérément de l’ordre du gagnant-gagnant. Avec une ambition : que les autres structures du secteur, inspirées par la réussite de ce nouveau modèle, se l’approprient pour le bénéfice de toutes et de tous, dans une logique de responsabilité sociétale.

Avec cette approche, il rend d’emblée l’idée de concurrence non pertinente :
De mon point de vue, toute cette idée de concurrence est une imbécillité. Elle n’a vraiment aucun sens. Vous cherchez la meilleure organisation possible pour apporter la meilleure prise en charge possible.
Si vous partagez ce que vous avez découvert, si vous donnez vos informations, les choses changeront plus vite.
» (Propos rapportés dans Reinventing Organizations)

Ce ne sont pas des paroles en l’air puisque Buurtzorg fait exploser concrètement les habitudes sur ce plan :

  • les bonnes pratiques sont partagées avec qui veut s’en saisir (avec le partage sur Internet de documents exposant les bonnes pratiques)
  • Jos Bok conseille gratuitement à la diffusion du nouveau modèle, y compris auprès d’autres acteurs du secteur.

Autres acteurs qui ont tout intérêt à s’adapter car la création de l’association par Jos Bok et quelques infirmières et infirmiers qui l’ont suivi dans l’aventure en 2006 a rapidement créé un mouvement d’enthousiasme auprès de la profession pour amener en 10 ans 10 000 infirmières et infirmiers à quitter les structures empêtrées dans la rationalisation à tout crin qui les insatisfaisaient pour rejoindre Buurztorg qui représente aujourd’hui plus de 2/3 de effectifs du secteur.

Ca marche comment Buurtzorg ?

Même si l’expérimentation est bien présente depuis la création de Buurtzorg, pour autant Jos Bok et les pionnières et pionniers de Buurtzorg ont commencé par beaucoup réfléchir puis écrire sur la vision qu’ils voulaient promouvoir et la façon de la concrétiser.

Une fois ce travail de réflexion et de conceptualisation suffisamment avancé, ils ont posé le cadre d’une organisation type : la constitution d’équipes autogérées d’au maximum 12 personnes (2), dans une logique de proximité géographique avec les patients.

L’histoire a commencé en 2006 par une équipe. Aujourd’hui Buurtzorg en compte 850.
Les fonctions support sont très réduites : seules 47 personnes se trouvent au siège social de l’association. Il n’existe pas de direction territoriale.
Pour soutenir ces 850 équipes, 18 coachs apportent leurs conseils mais ne sont en aucune façon décisionnaires.

Les équipes s’auto-organisent et décident collectivement en utilisant le mode de prise de décision par consentement. Chaque membre de l’équipe est investi de plusieurs rôles.

Quand il s’agit pour une équipe de s’agrandir, ce n’est pas une DRH centralisée qui est au pilotage, mais c’est l’équipe elle-même qui gère tout le processus de recrutement en s’appuyant le cas échéant sur les expériences cumulées des autres équipes en la matière. Quand Buurtzorg a besoin de monter en compétence sur telle ou telle expertise juridique, elle fait appel ponctuellement à l’extérieur pour que soit constitué une ressource documentaire accessible ensuite par les différentes équipes qui en auraient besoin.

L’équipe se nourrissant de l’expérience accumulée chez Buurtzorg, un système d’information efficace a été mis en place, clé de voute de la communication interne inter-équipe et du partage des bonnes pratiques.

Faire coopérer des êtres humains dans un environnement autogéré nécessite que chacune et chacun se libère suffisamment de son ego, d’autant plus s’il s’agit pour quelqu’un de passer d’un rôle d’encadrant à celui de co-décisionnaire.

Coopérer n’étant pas inné, les nouveaux entrants dans une équipe bénéficient de formations leur permettant de s’outiller à l’autogestion : animation de réunion, gestion de conflits, et en premier lieu une méthode d’interaction orientée solutions. Les conflits ne sont pas considérés comme une anormalité et tout un chacun acquiert des compétences pour que les conflits ne soient pas paralysants et destructeurs, mais plutôt considérés comme opportunités pour appréhender les multiples facettes de la réalité, la diversité des compétences et qualités de chacune et chacun, et décider ensemble dans le respect mutuel en minimisant les tensions interpersonnelles.

C’est devenu quoi le travail d’une infirmière ou d’un infirmier chez Buurtzorg ?

Avant de donner quelques idées fortes sur ce en quoi les infirmières et infirmiers ont gagné au change, évoquons le sujet central de la fierté :

  • fierté de produire un travail de qualité;
  • fierté de porter chacune et chacun une vision des soins à domicile plus humaine et à la fois plus efficace;
  • fierté de s’entendre dire par les patients, les familles, les voisins qu’ils apprécient cette nouvelle façon de concevoir et pratiquer les soins, rappelant sur certains points les bons côtés de ce qui pouvait se faire quelques années plus tôt;
  • fierté d’appartenir à une équipe connue, reconnue pour sa compétence et appréciée dans le quartier;
  • fierté d’appartenir à Buurtzorg.
Un quotidien transformé, libéré mais plus engageant

Leur quotidien a été sensiblement modifié :

  • c’est l’équipe elle-même qui planifie les actions et non un service centralisé qui distribue une feuille de route sur laquelle on n’a pas de prise;
  • chaque infirmière et infirmier a le temps de tisser une relation avec ses patients, donnant le temps de connaître leur vie et d’interagir avec leur réseau de proximité pour former un réseau soutenant et stimulant;
  • l’efficacité de ce nouveau modèle fait progresser plus vite les patients, ce qui est une source de satisfaction pour les soignants;
  • plus besoin d’une hiérarchie pour motiver (voire houspiller); chacune et chacun se sent responsable et motivé (dont une composante forte de motivation intrinsèque);
  • de l’attention réciproque : les collègues sont vigilants à ce que les autres membres de l’équipe ne se laissent pas entraîner dans du surengagement.

Pour quels impacts positifs ?

Outre les impacts positifs sur les soignants évoqués dans la section précédente, voici quelques informations quantitatives et qualitatives relatives aux patients, à Buurtzog, et au système de santé néerlandais (1) :

  • bien que les infirmières et infirmiers consacrent plus de temps au-delà du geste technique, statistiquement plusieurs études ont montré une baisse de 40% du temps global passé par patient. Comment est-ce possible ? C’est tout simplement dû au fait que les patients se rétablissent plus rapidement;
  • par rapport aux patients suivis par les structures du modèle classique, les demandes d’admissions aux urgences ont été réduites d’un tiers;
  • quand une hospitalisation est nécessaire, elle est plus courte;
  • chez Buurtzorg, 60% d’arrêts de travail en moins par rapport aux autres structures;
  • 33% de turnover en moins;
  • il a été estimé que les économies pourraient être de 2 milliards d’euros pour la système de santé néerlandais si toutes les sociétés de soin à domicile étaient au diapason;
  • les médecins ont plus confiance dans la compétence des infirmières et infirmiers et sont amenés à prescrire à domicile des modes de traitement plus complexes.
  • le niveau de satisfaction des patients et des médecins est plus élevé.

Tentative de décryptage de cette success story

J’avoue bien volontiers que la brève synthèse que je vous rapporte est à prendre avec prudence puisqu’elle est bâtie sur un ensemble de ressources mettant en valeur ce modèle.
Je n’ai pas trouvé d’informations en contre point ni de témoignages négatifs lors de ma recherche sur Internet pour préparer le présent article.

Néanmoins, je me dis qu’une période de 10 ans est suffisamment significative pour évaluer un mouvement dont la dynamique ne se démentit pas et les chiffres que j’ai pu recenser sur l’évolution des effectifs de Buurtzorg ces toutes dernières années montrent que le modèle séduit toujours autant de nouvelles “recrues”. S’il avait de grosses faiblesses, j’imagine que la tendance se serait calmée voire inversée.

Le terme “success story” va souvent avec l’évocation de la réussite d’un homme ou une femme, d’une entreprise, la reliant avec des chiffres avec plein de zéros au niveau financier, des effectifs, …

Buurtzorg, une success story. Mais là n’est pas l’essentiel !

Je vous propose de lui donner un autre sens, bien que ce soit aussi probablement en effet une success story en terme de croissance d’une organisation.
Pour moi, c’est une success story pour des raisons multiples et beaucoup plus importantes que le sens donné habituellement. Ce n’est pas seulement l’histoire d’un homme ou d’une femme :

  • c’est l’histoire du pot de terre qui dame le pion au pot de fer, celle de l’humain qui ressurgit de ses cendres, d’un métier perdu qui retrouve toute sa noblesse et trouve de nouvelles dimensions;
  • c’est l’histoire d’hommes et de femmes qui portent conjointement ce modèle qui devrait survivre au départ éventuel du fondateur;
  • c’est l’histoire exemplaire d’une approche gagnant-gagnant;
  • c’est l’histoire montrant que l’humain, l’intelligence, la confiance, la coopération et le temps décomplexé et décompressé peut faire mieux, y compris financièrement, que la rationalisation, le contrôle de gestion, la défiance et la course au temps;
  • c’est une histoire néerlandaise qui va dépasser largement ses frontières.

Sur ce dernier point, le modèle Buurtzorg fait tache d’huile : en 2012 : la Suède, en 2013 : les USA et la Belgique, en 2014 : le Japon, en 2015, la Chine et la Corée du sud.
Actuellement, le Royaume-Uni s’y intéresse et Jos Bok y intervient une fois par mois pour promouvoir le modèle.

Et en France ? Je signale une communauté Facebook qui s’est constituée intitulée Pour créer Buurtzorg en France … tout un programme qu’il me ferait plaisir de se voir développer sur notre territoire.

Voici quelques éléments de mon analyse sur ce qui a participé à faire de cette initiative une success story  :

  • la personnalité de celui qui a impulsé l’idée : il combine à la fois la connaissance/expérience du métier, des compétences en management d’une organisation, un appétit et une capacité au développement personnel, la capacité à rallier autour d’une idée;
  • l’approche et les outils d’interaction orientés solutions évitent ce que l’on constate trop souvent : se retrouver sur les problèmes, se plaindre et poursuivre dans une fuite en avant dans un sentiment d’impuissance. Plutôt que de s’arrêter sur les problèmes, il s’agit de construire une vision commune positive, enthousiasmante, engageante que l’on met en musique pas à pas;
  • très tôt un ministre s’est intéressé à l’initiative, s’est déplacé, s’est nourri des témoignages des soignants “nouvelle donne”, a vu les bénéfices multiples que l’on pouvait en tirer; il a soutenu l’initiative, notamment par le financement d’études qui ont pu montrer les impacts positifs, en particulier en terme économique;
  • la vision atypique de Jos Bok exposée précédemment concernant la concurrence a permis de faire de ce modèle un système ouvert où le plus grand nombre a pu imaginer s’y associer, y compris les autres acteurs du secteur;
  • le modèle a bénéficié d’un phénomène de contagion positive, facilité par une approche initiale résolument gagnant-gagnant, ceci constituant un accélérateur évident à la contagion;
  • même si certains mécanismes peuvent sembler au premier abord contre intuitifs (une baisse du temps d’intervention des soignants malgré un temps plus important passé à la relation), tout un chacun peut s’approprier facilement les idées de base du modèle : plus de temps à la relation, plus de satisfaction de part et d’autres, une guérison plus rapide, de l’autogestion, de l’autonomie, bref, de la Qualité de Vie au Travail (QVT) et … une libération du contrôle de gestion et de la course au temps.

A bientôt pour un nouvel article sur les organisations opales, avec d’autres organisations et aussi plus d’informations sur les caractéristiques du modèle “organisation opale” développé par Frédéric Laloux dans son livre.

 

(1) : données issues du livre “Reinventing organizations” de Frédéric Laloux
(2) : 12 étant un chiffre qui rallie beaucoup d’analyses : au-dessus, difficile de coopérer efficacement au sein d’une équipe

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Olivier Hoeffel

Responsable éditorial de laqvt.fr Auteur des blogs lesverbesdubonheur.fr et autourdelabienveillance.fr

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