… au travail émotionnel
Le colloque du 16 octobre dernier au CNAM, « Emotions et travail : quels apports des sciences sociales ? » a permis au professeur Angelo Soares de revenir sur les travaux d’Arlie Russel Hochschild , sociologue auteur de « the managed heart », et sur « le travail émotionnel », une notion qui mérite que nous l’approfondissions dans une perspective de Qualité de Vie au Travail (QVT).
Emotion et raison
Grâce aux travaux du neurologue Antonio Damasio, on sait combien les émotions sont impliquées dans la prise de décision, alors qu’on pensait rationalité et émotion incompatibles. On ne présente plus l’intelligence émotionnelle, définie par son “inventeur” Daniel Goleman comme « la capacité pour un individu à identifier, accéder et contrôler ses émotions, celles des autres et d’un groupe », une capacité recherchée dans le monde du travail.
Etymologiquement, une émotion est ce qui met en mouvement. Pas de mémoire ni d’apprentissage sans émotion. Le pionnier de la théorie du développement de l’intelligence, Jean Piaget l’a exprimé avec la formule « il faut réussir pour comprendre », traduisant l’émotion de l’illumination.
De fait, “pas de relations humaines sans émotion. Les émotions déterminent la cohésion et l’engagement comme la séparation et la rupture” nous dit Angelo Soares. Et de nous donner une définition sociologique qui fait de l’émotion une expérience subjective à différentes composantes : physique, psychologique, cognitive, avec une étiquette culturelle. Toutes ces composantes ne sont pas toujours toutes activées. L’émotion a une durée, une qualité. Elle est incarnée et peut nous trahir. Elle a une cause et un objet. Son étude relève d’une approche multidisciplinaire.
Façonnée par des normes culturelles, livrée avec son petit logiciel de socialisation intégré, elle est socialement construite.
Alors intelligence émotionnelle, gestion des émotions, travail émotionnel, quels concepts et quel rôle en matière de QVT ?
Définition du travail émotionnel (emotional work)
En 1983, la sociologue Arlie Hochschild publie “The managed heart” (« Le cœur géré »). Selon elle, la culture nous suggère d’associer un certain type d’émotions à certaines situations, de manière à être socialement correct. On peut penser ici aux émotions interdites (les garçons ne pleurent pas), comme aux attitudes stéréotypées (les femmes sont empathiques).
Arlie Hochschild définit le « travail émotionnel » comme l’effort qu’on doit faire pour donner l’impression que l’on ressent – pour essayer de ressentir- le sentiment requis par la société et pour essayer d’entraîner le sentiment requis chez les autres. Ceci se produit dans la vie privée (pensez à des mariés qui seraient tristes le jour de leur mariage. Quel effort pour afficher le grand bonheur attendu – dû aux autres ? ).
Dans la vie professionnelle plus qu’ailleurs, nous devons exprimer ou non nos émotions selon des règles.
Arlie Hochschild dénonce la commercialisation du sentiment humain dans le travail. En particulier, lors des contacts en face à face, l’employeur risque d’imposer au salarié un certain type d’émotions qui déterminent l’état émotionnel du vis-à-vis (client, patient, usager …).
L’énergie nécessaire pour réaliser ce travail émotionnel résulte du décalage vécu entre ce qui est ressenti et ce qui est affiché. La perception d’une inauthenticité et le muselage de l’émotion vraie entraîne une dissonance cognitive consommatrice d’énergie. Cela fait partie de la tâche. Il faut « prendre sur soi » pour « vendre du sourire » aux clients, patients ou usagers parfois agressifs, en altérant sa QVT. Davantage de confiance et de sécurité rendent la démarche plus aisée avec des collègues.
Il faut donc rendre l’autre heureux, mais avec quelle authenticité, quelle réciprocité dans la relation, quelle supervision pour dénouer tout cela ? Et quels résultats sur la QVT dans l’entreprise ?
Les conséquences du travail émotionnel
Les émotions sont médiées par le corps, nous explique Angelo Soarès : le travail émotionnel retentit donc d’abord sur le corps. En mimant l’émotion, Il faut modifier son attitude spontanée. Pour relâcher de la pression, la respiration permet de libérer la tension, notamment avec le soupir – parfois excédé.
Angelo Soares détaille 4 sortes de travail émotionnel :
- Intégrateur : amabilité, gentillesse, sourire (commercial)
- Dissimulateur : neutre (médecin, encadrement, autorité)
- Différenciateur : méfiance pour intimider le vis-à-vis (huissier, police)
- Conjugué : combinaison des différents types (infirmière, notamment qui passe d’une attitude aimable à une attitude neutre pour ne pas trahir de secret médical). D’après Angelo Soares, ce travail épuisant peut mener au burn out.
Comment agir pour cultiver une bonne QVT ?
Sur le plan collectif
De notre point de vue, le rôle du management est crucial : selon l’attitude de coercition, d’indifférence ou de soutien qu’il manifeste, les conséquences du travail émotionnel des salariés seront plus ou moins lourdes.
Des méthodes comme l’analyse de pratiques, l’échange de pratiques, et les groupes de codéveloppement peuvent contribuer à diminuer la contrainte du travail émotionnel. Le dialogue, la confiance, les bonnes pratiques de la QVT que nous détaillons dans ces colonnes, sont favorables à l’équilibre qui permet d’être en phase avec les contraintes de son métier et de rester soi-même, authentique.
Le rôle de l’encadrement et de la direction qui donne le ton est déterminant. La reconnaissance de la valeur du travail émotionnel est indispensable. Et pour en reconnaître la valeur, il faut le reconnaître en soi.
Sur le plan individuel
La connaissance et reconnaissance des émotions dont nous ne sommes pas (ou mal) instruits, demandent une attention particulière. Ecrire, parler, se poser, respirer, ne pas rester seul aide à y voir plus clair. Il faut pouvoir nommer et traverser les émotions réprimées, trouver le moment pour le faire.
On pratique alors une autre forme de « travail émotionnel » : la gestion des émotions est un travail sur soi d’abord. Prendre conscience des émotions justes, des pensées qui les accompagnent, des sensations corporelles. C’est une pratique qui peut passer par la juste conscience. On se relie à soi, pour se ménager soi-même, restaurer le lien humain et l’authenticité des relations, avec de la considération pour les autres.
En conclusion, la responsabilité de l’organisation répond à celle de l’individu pour créer une véritable culture des émotions (j’emprunte le terme à Olivier Hoeffel), en se gardant d’une instrumentalisation émotionnelle qui serait une forme de culture des émotions prescrites à des fins exclusives de profit.
Photo sous licence creative commons – auteur : Quinn Dombrowski