Garder la main pour garder le lien

Novéquilibres : Garder la main pour garder le lien
Sa morphologie délicate est unique. La main de l’être humain est emblématique de son habilité. Siège du sens du toucher le plus fin, on pense que le maniement des mots et des concepts doit beaucoup au maniement des objets, et que les mains et le cerveau ont co-évolué.
Les nouvelles technologies de l’information et de la communication modifient profondément le travail des mains : les gestes, les apprentissages et les savoir-faire. Avec quelles conséquences ? Voilà une interrogation pour la Qualité de Vie au Travail.

La main et le geste

Avoir le coup de main c’est faire le geste juste. Dans l’activité professionnelle les gestes associent sensoriel et cognition : au travail « un opérateur qui utilise un outil sera attentif aux sensations que lui procure l’outil pour régler son geste et sa force » *. C’est vrai au travail comme dans les gestes du quotidien.
La main laisse le temps d’une réflexion nourrie des perceptions sensorielles. Les possibilités d’action sont autant de possibilités d’enrichir capacités d’adaptation du geste. La main aide à penser et à mémoriser. Elle peut donner aussi le temps de s’abstraire dans une méditation apaisante. Pour Richard Sennett**, cette véritable intelligence de la main doit être réhabilitée, et le travail manuel retrouver une place de valeur, à l’opposé d’un travail où le geste empêché sera source de TMS, de perte de marges de manœuvre et de perte de sens.

Intellectuel ou manuel ?

Le Larousse définit l’intelligence par les seules « fonctions mentales, ayant pour objet la connaissance conceptuelle et rationnelle » et l’« aptitude à s’adapter », sans mentionner l’intelligence des gestes ou du corps… Tous issus de manus (main en latin), manufacture, manutention et manœuvre évoquent la fabrication en série et des métiers peu valorisés. Le savoir vaut plus que le savoir-faire qui vaut plus que le faire dans la hiérarchie sociale. C’est toujours valable à l’ère du numérique. L’écart persiste entre les penseurs de la cybernétique et de la robotique et les autres, utilitaires d’une interface (comme les préparateurs de commandes).

La main et les mots

Ecrire est une activité manuelle particulièrement ingénieuse qui présente un lien fort avec une autre singularité humaine, la parole. L’écriture associe concept et signe dans une interaction psychomotrice unique, qui a bouleversé les modes de pensée et de communication.
Depuis plus d’une décennie, clavier et écran remplacent papier et crayon par des interfaces de plus en plus complexes qui font appel à nos sens : tactiles (vibrations, textures, formes) auditives et visuelles. Les expériences virtuelles favorisent les apprentissages de manière ludique pour maitriser certains gestes.
Cependant, il s’agit de plus en plus de cliquer, glisser, cliquer, dans les interactions prédéfinies d’un prêt-à-penser sans réciprocité. Le partage des bénéfices de l’intelligence collective des réseaux est inéquitable pour les cliqueurs-zappeurs que nous sommes devenus.

La main virtuelle

Les réseaux virtuels représentent une immense richesse potentielle, déjà cotée en bourse (voir les GAFA). Ils ne remplacent toujours pas les réseaux physiques. Alimentation, construction, soins, le travail au plus près de la matière concrète demeure. Nous sommes faits de matière et sans cesse elle se rappelle à nous. Le nier est contraire à l’écologie la plus évidente comme à l’éthique la plus stricte, sans oublier la QVT. Le travail manuel demeure, irremplaçable.
Mais il devient du travail de robot fait à main d’homme, les x toilettes chaque matin en EHPAD, les n commandes à l’heure chez YYY, un travail qui détruit la santé des employé-es sans améliorer la gestion des organisations.
Olivier Hoeffel en appelle aux consom’acteurs pour que la QVT de ses salarié-es soit un critère d’achat des produits d’une entreprise***. Ce n’est pas toujours possible.
Soignants, accompagnants du 3eme âge ou de l’enfance, ce travail au plus près des corps ne peut se faire que dans une relation vivante, qui lui donne toute son efficacité. Le corps comme la main ont besoin de s’inscrire dans une temporalité qui correspond à la physiologie humaine.

Dans les secteurs où il s’agit de « manier » de l’humain, le relationnel fait plus qu’ailleurs partie du travail, autant que le technique. La qualité de vie au travail est particulièrement liée à la qualité de l’intention dans les gestes accomplis. Il faut redonner du temps et du sens à ces métiers pour les respecter et les valoriser. Des métiers qu’on a du mal à imaginer confiés à des robots. On en est loin et je pose la question : quel est le cout réel du remplacement de l’être humain par des machines ou des logiciels pour des motifs gestionnaires ?

Fait main

Artisanat et numérique ne sont pas antinomiques, en témoigne le dynamisme populaire des fabLabs où se retrouve l’esprit d’artisan. Ce « désir de bien faire son travail en soi », comme dit Richard Sennett, qui permet de cultiver  la créativité, la coopération  est compatible avec les technologies numériques.
Les interfaces transforment les utilisateurs en retour dans une nouvelle coévolution. Ce n’est pas moins bien, c’est différent. Selon que cette mutation bénéficiera à tous ou à quelques-uns dépendra la physionomie du travail et la QVT qui l’accompagne. Garder tous un peu la main, chacun à sa manière (encore un mot qui vient de la main !) devrait nous y aider.

La main, c’est aussi le siège du cœur, on se serre la main en signe de reconnaissance, d’engagement. Musiciens, chirurgiens, pâtissiers, scientifiques ou designers, pourquoi ne pas travailler avec des écrans, des réseaux, des robots, soit, mais aussi et toujours de ses mains et avec sa tête, dans une intégration qui préserve l’intégrité physique et mentale dans l’activité et en unité.

Pour lire ce contenu au format pdf
Pour contribuer : vous pouvez commenter cet article juste en-dessous, apporter vos signes de reconnaissance sur les réseaux sociaux

*. (cf Catherine Chassaing, ergonome, magasine Santé Travail n°62.
**« Ce que sait la main La Culture de l’artisanat » », ouvrage de Richard Sennett. Traduit de l’américain par Pierre-Emmanuel Dauzat. Albin Michel, 408 pp., 23 €. On retrouve cette idée du travail bien fait, chez Yves Clot. Ainsi que dans le livre de l’éloge du carburateur, où le travail manuel est carrément mis en avant comme thérapeutique.
*** Article sur le wiki de l’Université Ephémère sur la QVT, l’Innovation managériale et la Coopération

photo de : Matthew Henry

 

Dominique Poisson

Dominique POISSON est consultante en nutrition, membre du comité éditorial de laqvt.fr, associée de Novéquilibres

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.