L’Entre2Mondes, ou comment investir la QVT sans en parler
Pendant plusieurs semaines, j’ai consacré une grande partie de mon temps et de mon énergie à contribuer bénévolement à un projet de constitution d’une SCIC dans l’Entre-Deux-Mers (Gironde, Nouvelle Aquitaine). Dans ce premier article relatif à ce projet intitulé Entre2Mondes (actuellement sous forme associative), je vous expliquerai comment la Qualité de Vie au Travail (QVT) a été abordée de manière peut-être paradoxale : investie délibérément à plusieurs niveaux du projet sans pour autant avoir fait l’objet ni d’une démarche ni de la création d’un rôle ou d’une fonction dédiée.
Quelques mots sur l’Entre2Mondes
L’Entre2Mondes est un projet par lequel « Nous voulons renforcer l’autonomie alimentaire dans l’Entre-Deux-Mers, la coopération économique et sociale entre acteurs locaux et la sensibilisation à l’environnement de toutes les générations ».
3 pôles sont développés :
- Un espace partagé d’activités économiques sociales et solidaires complémentaires : espace de coworking, épicerie, bar-restaurant lieu de culture et un guichet de services aux producteurs
- Un laboratoire d’idées, d’expérimentation, centre de ressources ; deux premiers projets sont autour de la valorisation des déchets verts et organiques d’une part et la restauration collective d’autre part
- Un pôle citoyenneté pour la sensibilisation des citoyens aux différents niveaux de transitions (éducation populaire) ; nous prévoyons de créer un groupe « jeunes »
L’association actuelle a une gouvernance collégiale et un fonctionnement basé sur la sociocratie. Elle est structurée autour du collège en 11 cercles, chacun des cercles portant soit un rôle pour une des activités des 3 pôles (par exemple : un cercle pour le bar-restaurant, un cercle pour l’espace de coworking, un cercle pour l’Education populaire, …) et des cercles pour des rôles transversaux (par exemple : un cercle pour la Communication, un cercle pour la Gouvernance et les Valeurs, un cercle pour les Finances et la Planification).
Quelles caractéristiques spécifiques à ce type de projet ?
Voici, selon moi, quelques caractéristiques spécifiques et impactantes pour la QV(T) des individus contribuant au projet et pour l’efficacité (le fait qu’il avance selon les objectifs définis) :
- c’est un projet complexe, avec des activités diverses à la fois indépendantes et interdépendantes ; certaines peuvent être considérées comme critiques (avec des objectifs et une planification) et d’autres non critiques (dans le mode “on avance comme on avance”)
- la grande diversité des disponibilités et des motivations ; ce qui induit également un spectre large des niveaux d’engagement. Je donne les deux extrêmes pour les adhérents actifs : les deux porteurs du projet initial, qu’ils ont ensuite ouvert sous forme associative, (dits “les fondateurs”) Pierre Chinzi et William Izquierdo qui se consacrent à temps plein au projet. A l’autre bout de l’engagement, des adhérents qui sont venus à une seule réunion du cercle dans lequel ils se sont engagés
- le fait que l’association ne dispose pas (encore) de local
- l’éclatement géographique des membres sur une bonne partie du territoire de l’Entre-Deux-Mers (un rectangle d’environ 15×25 km)
Quand l’enjeu de QVT entre en fanfare
J’ai eu connaissance de l’existence de ce projet sur le marché de Noël de Créon (Entre-Deux-Mers, Gironde), début décembre 2018. Ayant constaté de manière récurrente en quoi les structures de l’ESS du territoire et plus globalement en France sont malheureusement très souvent absentes des enjeux de bien-être des salariés et bénévoles qui contribuent aux projets, j’ai promu l’idée de la QVT auprès des deux fondateurs présents sur le stand. Vue la difficulté pour les structures existantes de se saisir ce sujet, je me suis dit qu’il serait probablement plus facile de le saisir dès la création du projet. Le projet étant suffisamment jeune, c’est un projet que je range dans la catégorie “en construction”. J’ai adhéré à l’association ce jour de marché, ce projet m’inspirant aussi bien sur ses buts que sur la façon de le mener (et c’est toujours le cas).
Quand j’essaye de convaincre des interlocuteurs d’investir la QVT, j’observe que souvent, ils m’écoutent poliment mais de manière distraite et distante. Au contraire, Pierre et William ont porté un vrai intérêt à mes propos et à mon invitation que le projet puisse se saisir de cet enjeu. Et, à leur tour, ils m’ont invité à évoquer cet enjeu à une prochaine réunion générale de l’association.
C’est ainsi qu’un mercredi en début de soirée au milieu du mois de décembre, le micro m’a été donné en plénière pour faire la proposition que l’association intègre la QVT dans son ADN.
Je garde un souvenir ému de ce collectif (dont je fais partie) qui se prononce unanimement et de manière enthousiaste autour de l’enjeu de prise en compte du bien-être des individus qui contribuent aux projets ET des parties prenantes avec lesquelles le projet coopère.
Où l’on fait avec l’enjeu de la QVT, comme Monsieur Jourdain faisait avec la prose
J’ai été tenté un court instant de proposer la création d’un cercle dédié à la QVT ou d’une démarche QVT avec un comité de pilotage.
Je suis parti sur une autre voie après réflexion et échanges avec quelques personnes du collège et avec Christian. J’ouvre une parenthèse dans cette chronique avec une considération qui pourrait paraître annexe et privée. Il n’en est rien. Car le témoignage et les enseignements que je présente ici ne seraient pas ce qu’ils sont sans ma rencontre, et les nombreux échanges que j’ai eus avec Christian Bruneteau, instituteur à la retraite (1). Nous sommes tombés en amitié avec Christian comme on a un coup de foudre en amour, à l’issue de notre première rencontre lors d’une réunion du cercle Valeurs et charte. Ce geste de reconnaissance envers Christian est un acte concret impactant sa QV(T) et la mienne.
J’ai écrit QV(T), car il est temps pour moi d’évoquer la vision large que nous portons sur laqvt.fr que nos lecteurs fidèles connaissent bien : nous considérons la Qualité de Vie au Travail, avec le mot “travail” pouvant être remplacé par “Activité”. L’activité pouvant être une activité de travail rémunéré, une activité bénévole, une activité d’apprentissage, une activité de recherche d’emploi, une activité syndicale, politique, …
Et c’est peut-être aussi parce que le terme QVT peut sembler ambigu dans un projet où il n’y a pas de salariés à ce jour, que j’ai assez rapidement cessé de l’utiliser (ou presque). Selon les enjeux du moment de vie, J’ai parlé de bien-être, de bienveillance, de proximité, de feedback, de reconnaissance, d’objectifs réalistes, de joie de vivre, de prise de décision formelle, de gestion des tensions, …
Le terme que j’ai utilisé le plus souvent et auquel j’ai consacré le plus de temps et d’énergie est : “bienveillance”. J’ai commencé le 15 avril 2019 une série d’articles Le temps sur la table : attention, résonance et bienveillance dont le dernier sera consacré à la présentation d’un modèle d’organisation bienveillante et bientraitante. Ce modèle a été fortement nourri de mon implication au sein de l’Entre2Mondes.
Tricoter la QVT avec des fils multicolores
Comme indiqué précédemment, plutôt que d’utiliser le terme QVT et de lancer un “projet QVT”, j’ai saisi de multiples opportunités pour saisir des enjeux de bien-être des individus qui sont dans le projet. Ce faisant, cette intention première a eu un bénéfice collatéral : améliorer la fluidité dans le projet, son efficacité et la qualité des décisions.
Quand nous avons investi le sujet de la QVT avec mes collègues et amis de Novéquilibres et laqvt.fr, nous avons fortement connecté le bien-être de l’individu avec la performance. Nous étions convaincus des impacts bénéfiques des actions d’amélioration de la QVT sur l’efficacité individuelle et collective. Mais notez bien l’intention première dans ce projet – qui est portée plus globalement depuis maintenant environ 3 ans par laqvt.fr – : il s’agit bien d’améliorer la QVT pour impacter positivement d’abord le bien-être de l’individu. L’intention première n’est pas d’instrumentaliser la QVT pour améliorer la performance. Et surtout pas, d’inscrire la QVT dans une course pour maximiser la performance. Selon moi, les organisations sont suffisamment focalisées sur le sujet de la performance pour ajouter une couche supplémentaire.
Pour en revenir au projet, et j’en terminerai là cette première chronique sur l’Entre2mondes, voici quelques actions concrètes que j’ai initiées ou soutenues pour qu’individuellement et collectivement le bien-être des personnes dans le projet soit dans les décisions et les pratiques :
- la constitution d’une raison d’être qui parte de la raison d’être individuelle ; l’alignement des raisons d’être individuelle et collective est facteur de bien-être
- la formalisation d’une raison d’être pour chaque cercle
- la formalisation des décisions du collège à l’aide de cartons en 4 couleurs permettant d’exprimer son point de vue (adaptation du processus de prise de décision par consentement)
- la pratique de la bienveillance dans les échanges en collectif et dans les échanges par email
- une formalisation d’une typologie des tensions (au sens de l’holacratie) et la création d’espaces pour les exprimer avec bienveillance
- la formalisation et la quantification des rôles pour que les personnes qui s’engagent le fassent en connaissance de cause
- un travail pour que les valeurs soient coconstruites et partagées ; l’enjeu étant qu’elles traversent le projet, qu’elles imprègnent les pratiques et ne se limitent pas à de l’affichage ; il a aussi été décidé que le projet sur l’élaboration des valeurs, initialement conçu comme éphémère, s’inscrive dans le temps pour en faire un processus évolutif
- l’adaptation des statuts et du règlement intérieur de l’association en fonction des besoins du projet pour en faire des documents soutenant
- l’invitation à la création de multiples rôles portés par le plus de personnes différentes pour que les responsabilités ne soient pas concentrées sur quelques personnes ; on touche ici à la qualité de l’engagement et à la prévention du sur engagement
- La conscientisation de l’enjeu des feedbacks et leur culture ; un sujet connexe étant ainsi investi : celui de la reconnaissance, sujet souvent sous-investi dans les associations
- La conscientisation de l’enjeu du temps avec l’idée “Donnons-nous du temps pour …” (idée que j’ai évoquée récemment dans l’article Se donner du temps, à la Prévert)
Je reviendrai périodiquement rapporter sur laqvt.fr cette expérience originale et nourrissante.
(1) La pratique de l’enseignement inspirée de méthodes alternatives dans une école primaire publique (Ecole du village de Moulon – Gironde) par Christian Bruneteau a fait l’objet du documentaire signé Frédéric Delhoume “Comment c’est l’enfance ? – Carnet de vie pour une école heureuse”
Photo montage utilisant l’image de Gerd Altmann de Pixabay
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Bonjour Olivier,
Quelle belle initiative ! Elle porte bien son nom.
Merci de nous faire vivre l’aventure en nous donnant même les clés de lecture pour pouvoir en faire pleinement profit, chacun en fonction de ses sensibilités et ses choix en matière de “temps sur la table”.
Cordiales amitiés,
Monique
Bonjour Monique,
Merci beaucoup pour votre réaction. Je vous suis complètement sur la dimension adaptative, aussi bien individuellement que collectivement.
Le nom a été proposé par une des personnes que j’ai nommée dans l’article : Christian Bruneteau.
L’Entre2Mondes m’a fait penser à la notion de bordure (ou “effet de lisière”) de la permaculture. La bordure entre deux écosystèmes constitue elle-même un écosystème où l’on retrouve les espèces de chacun des deux écosystèmes ainsi que des formes de vie propres qui s’y développent.
Cordiales amitiés.
Olivier