PFT, QVT et temps sur la table
Où il va être question d’un sujet central dans le monde d’aujourd’hui, qui concerne toutes nos sphères de vie et de manière insistante la sphère professionnelle : le sentiment de manque de temps avec des effets délétères tout à fait considérables sur notre Qualité de Vie au Travail (QVT).
Vous connaissez le PFH ? Le Putain de Facteur Humain qui a été évoqué par deux philosophes contemporains Patrick Viveret et Pierre Rabhi. Un PFH qui a heureusement son pendant positif avec le Précieux Facteur Humain. Le premier fait que de beaux projets sur le papier ont du mal à se concrétiser ou peinent à s’épanouir du fait, notamment, d’une coopération insuffisante et de tensions interpersonnelles. Le deuxième fait naître ou renaître de beaux projets dans des situations de difficultés voire de chaos. Ce deuxième fait plaisir à voir et donne foi en l’humain.
Le FH fait donc le malheur ou le bonheur selon l’attitude de l’humain.
Un certain nombre d’événements récents dans ma vie professionnelle me font aujourd’hui remettre d’actualité une initiative lancée sur laqvt.fr il y a 3 ans pratiquement jour pour jour : le temps sur la table. Je le fais par transposition du PFH, en introduisant le signe PFT pour Putain de Facteur Temps, dont le pendant serait le Protecteur Facteur Temps.
Comment le Putain de Facteur Temps résonne-t-il ?
Je vais commencer par une petite confidence : de toute ma vie, je n’ai jamais utilisé dans mon souvenir le mot “putain” dans le sens “putain de merde”, et guère plus dans d’autres sens. Ce n’est pas seulement dû à l’éducation que j’ai reçue, mais je trouve que la langue française nous donne tellement d’autres alternatives plus joliment fleuries que ce mot a un côté urticant pour moi.
Donc probablement que celles et ceux qui me connaissent bien ou depuis longtemps seront surpris que j’en fasse usage, d’autant plus à l’écrit.
Seulement voilà, il transcrit avec tellement de force des dimensions de frustration, d’impuissance, d’irritation, de colère, … et puisque de grands intellectuels (évoqués précédemment) en ont fait usage dans le même esprit (en rappelant que je me suis inspiré de leur sigle), voilà pourquoi vous le trouvez sous ma plume et vous le trouverez dans ma bouche pour une durée indéterminée.
Le Putain de Facteur Temps, comme contrainte indéboulonnable ?
Je note que Jean-Michel Cornu, spécialiste de la coopération dans les grandes communautés, a posé comme constat et donnée de départ de ses travaux le manque de disponibilité. Ce qui lui fait proposer comme idée d’ouvrir largement les projets pour leur donner la possibilité de trouver suffisamment de ressources pour les faire vivre. Puisqu’il est difficile de trouver 4, 5, 6 personnes disponibles pour aller de l’avant, d’autant plus s’il s’agit de leur demander d’apporter une contribution à laquelle aucune contrepartie financière immédiate peut être offerte, il engage à ouvrir à plus de 100 personnes, sachant que statistiquement, il y aura bien 1 à 5% de proactifs, 10 à 20% de personnes réactives et le reste étant soit des personnes observatrices soit des personnes inactives. Dans le temps, les personnes pouvant passer d’un état à un autre, en fonction de leur disponibilité, du pouvoir de séduction intellectuelle et émotionnelle des productions du projet, des perspectives de gains qui peuvent se faire jour (ou disparaître) dans leur esprit, …
Merci et bravo à Jean-Michel Cornu qui ouvre les résultats de ses travaux très largement en licence Creative Commons. Je signale son dernier écrit (1) : Guide de l’animateur : une heure par semaine pour animer une communauté. Vous constaterez l’enjeu central du temps dans son titre.
Indéniablement, il a fort pertinemment mis le doigt sur la contrainte du temps – et également contrainte de notre temps. Par ailleurs, je trouve tout aussi pertinents son approche et les conseils très pratiques qu’il propose.
Seulement, je dois dire qu’il y a quelque chose qui me dérange profondément, non pas dans ses travaux, mais dans l’idée sous-jacente et pragmatique selon laquelle le manque de temps ou de disponibilité serait une fatalité et qu’il faudrait nous adapter, intégrer cette contrainte pesante.
Donc en complément à ce type d’initiative, je vous propose d’aborder le Protecteur Facteur Temps qui vise à proposer un pendant, une alternative possible au Putain de Facteur Temps, sachant que l’objectif réaliste serait probablement d’introduire progressivement dans notre vie le Protecteur Facteur Temps et faire contrepoids au versant délétère.
Le Protecteur Facteur Temps
Otto Scharmer, le concepteur de la Théorie U (qui peut être considérée à la fois comme une philosophie et un processus) est parti du constat que collectivement et individuellement nous nous déconnectons de notre raison d’être profonde, des autres et de la nature. Il remarque que personne le matin ne se lève en se disant – et je paraphrase ses propos – “Aujourd’hui, plus qu’hier et moins que demain, je vais m’éloigner de mes aspirations profondes, tout faire pour être déloyal, indifférent aux autres et égoïste, et contribuer le plus possible à détruire la planète.” Bien évidemment, nous ne sommes pas toutes et tous des malfaisants, des égoïstes, des irresponsables, … Mais force est de constater que c’est bien que ce nous produisons, en mettant en exergue deux chiffres relatés par Otto Scharmer : depuis plusieurs années nous utilisons 1,5 fois les capacités de renouvellement de la planète. Sur la dimension sociale, notons que les 66 milliardaires les plus riches de la planète détiennent la moitié de toutes les richesses (Etude Oxfam).
La Théorie U invite à sortir de ces mauvaises habitudes qui créent et augmentent les 3 fractures spirituelle (dans le sens de déconnexion avec les aspirations profondes), sociale et écologique. En remarquant qu’une partie de ces mauvaises habitudes est générée ou renforcée par ce Putain de Facteur Temps. Je donne un exemple banal par niveau de fracture :
- Je n’ai pas de temps à consacrer à ce qui fait vraiment sens dans mon métier
- J’ai tout juste le temps de dire bonjour à mes collègues le matin et pourvu qu’ils ne m’interpellent pas pour raconter leurs problèmes
- Je n’ai pas le temps d’enlever les mauvaises herbes dans mon jardin le weekend. Déjà que je dois me mettre à jour de tous les emails accumulés pendant la semaine. Je mets du désherbant R…..P deux fois par an, au moins, c’est radical !
A cela, il faut aussi ajouter le temps qu’on ne prend pas pour prendre soin de son corps et de son esprit, par exemple par une activité physique.
Je dis quelques mots sur la Théorie U, en indiquant qu’il existe bien évidemment des façons différentes d’aborder des processus de transformation. Avec la Théorie U, il s’agit de sortir des schémas habituels en passant par une succession d’étapes :
- une étape où l’on s’ouvre à d’autres réalités (en surmontant la voix du jugement) – première étape de descente du U –
- une étape où l’on se met en empathie avec les autres pour comprendre comment ils perçoivent leur réalité (en surmontant la voix du cynisme) – deuxième étape de descente du U –
- une étape de lâcher prise où l’on va laisser venir le futur émergent qui nous appelle (en surmontant la voix de la peur et de l’impuissance) Etat et étape appelés “Presencing” – le bas du U –
- une étape de cristallisation des intentions et des énergies pour co-construire – première étape remontante du U –
- une étape de prototypage de ce futur qui émerge – deuxième étape remontante du U –
- une étape de déploiement – dernière étape remontante du U –
Au-delà des freins mentionnés (jugement, cynisme, peur et impuissance), apparaît de manière marquante quelque chose qui peut être à la fois un frein complémentaire et un levier pour réaliser les étapes : le Facteur Temps.
Le manque de temps peut être le facteur clé bloquant à chacune de ces étapes. Non seulement il peut être bloquant, mais il peut ruiner tous les bénéfices des étapes précédentes et faire reprendre les habitudes délétères.
En revanche, dès lors que l’on choisit délibérément de se donner individuellement et collectivement le plaisir et l’efficacité de se donner le temps (le Protecteur Facteur Temps) pour sortir des habitudes et dérouler chacune de ces étapes (ou de toutes autres étapes d’un autre processus de transformation), alors ce choix d’aborder le temps facette Protecteur Facteur Temps a capacité à créer un vrai changement et une spirale ascendante qui nous libère de la pression du temps.
L’initiative “Le temps sur la table” invite à faire ce choix collectivement, car il est difficile voire impossible de transformer efficacement à sa seule échelle dès lors que l’on a compris que le Putain de Facteur Temps n’est pas de la seule responsabilité individuelle, celle qu’on peut nous renvoyer plus ou moins gentiment par “Ah, tu t’y prends comme ça, je comprends mieux ! », “Pourquoi tu ne fais pas comme ça ? », “Moi je pense que c’est un problème d’organisation », “On vous a inscrit-e à la prochaine session de la formation sur la gestion du temps », “Pas étonnant que tu dises que tu manques de temps ! Y a qu’à voir le désordre sur ton bureau ! ».
Nous vous proposerons dans les semaines qui viennent des conseils pour activer l’initiative “Le temps sur la table”. N’hésitez pas à témoigner par vos commentaires sur la façon dont vous avez mis le temps sur la table au sein de votre organisation, de votre service, de votre équipe, de votre projet ou tout simplement dans vos interactions avec une autre personne.
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