Réaction au documentaire “Hyperconnectés – Le cerveau en surcharge”

Novéquilibres : Réaction au documentaire
laqvt.fr a publié la semaine dernière une brève invitant à visionner l’excellent documentaire d’Arte intitulé “Hyperconnectés – Le cerveau en surcharge”. Ce documentaire était visible gratuitement sur internet jusqu’au 10/9/2016 (en réalité jusqu’au 9/9). Je l’ai visionné entièrement et vous propose quelques idées fortes dont certaines remettent en cause des croyances bien ancrées. Voici la première partie de ma réaction à ce documentaire.

Les lectrices et lecteurs fidèles de laqvt.fr connaissent notre intérêt pour le sujet de l’hyperconnexion et nous avons d’ailleurs lancé en 2012 l’initiative la déconnect attitude pour inviter à réguler notre usage des équipements de communication mobile, en articulant judicieusement la responsabilité individuelle et les responsabilités collectives.

Le documentaire d’Arte, réalisé par Laurence Serfaty, donne la parole à plusieurs experts français et américains, dans les domaines suivants : sociologie, psychologie, recherche biomédicale, recherche informatique. Il présente aussi le témoignage de personnes ayant vécu ou vivant des situations de charge élevée ou de surcharge informationnelle.

Quelques chiffres pour présenter les enjeux actuels

Voici les informations quantitatives distillées dans le documentaire relatives aux flux informationnels et à leurs impacts sur l’être humain :

  • 50% de la population mondiale utilise internet
  • 150 milliards de mails par jour
  • chaque seconde, l’équivalent de 2 fois le contenu de la bibliothèque nationale de France est échangé (la BNF comporte 14 millions de livres); sur un an, cela représente 63 millions de fois le contenu d’information des livres de la BNF.
  • l’humanité produit autant en 2 jours qu’auparavant en 2 millions d’années
  • la seule gestion des emails représente 30% de la journée d’un salarié
  • 1 cadre sur 2 ne s’autorise pas à déconnecter du travail le soir
  • 12% des actifs seraient en risque de burnout
  • cela représenterait 2 500 à 3 500 décès par an en France
  • l’impact est de quelques centaines de milliers de journées d’arrêt maladie

Idée forte N°1 : l’impression d’efficacité du mode multitâche est plus qu’une illusion

Je vous propose d’examiner quelques vérités que l’on a tendance à nous asséner et qui, avec les travaux des chercheurs interrogés dans le documentaire, s’avèrent être des contre vérités.

Les jeunes sont beaucoup plus doués que leurs aînés pour le multitâche

Les jeunes qui sont nés avec le développement du numérique ont clairement tendance à vivre leur vie que ce soit dans la sphère professionnelle ou toute autre compartiment sur un mode multitâche presque permanent.
Cette réalité n’est évidemment pas remise en cause. C’est factuel.
Seulement, des études ont montré que, si les jeunes sont plus nettement en multitâche que leurs aînés, ils n’en sont ni plus efficaces, ni moins stressés. En fait, bien au contraire.
Par ailleurs, leur capacité de concentration devant un écran est plus faible que la moyenne : 45 secondes au lieu 1mn15 selon les études menées par Gloria Mark (1) (statistiques de 2012). A noter la dégradation qu’elle a pu constater dans le temps puisqu’en 2004, la capacité de concentration moyenne était de 3 mn.

Pourquoi les jeunes seraient-ils plus stressés, moins efficaces alors que justement ils sont plus adeptes du multitâche ? Je vous propose de passer à la croyance suivante :

En mode multitâche, on est plus efficace puisqu’on réalise plusieurs activités en parallèle

En réalité, et en particulier dès lors que les tâches font appel à la même zone du cerveau, il ne s’agit pas de vrai parallélisme.
Le documentaire l’illustre avec un cas classique : j’ai une conversation téléphonique et en même temps j’écris un email. Ces deux activités mobilisant toutes les deux le réseau neuronal du langage, ce réseau va alternativement travailler en petites tranches de temps pour chacune des activités. On comprend bien alors que pendant un laps de temps où je travaille pour l’activité d’écriture d’un email, le bout de la conversation téléphonique qui se déroule en même temps sera zappé.
Une expérience est montrée dans le documentaire avec une personne à qui on demande à la fois :

  • de compter le nombre de fois où on va prononcer son prénom,
  • et par ailleurs de cliquer sur une souris chaque fois qu’elle voit apparaître le chiffre “2” sur un écran.

Elle est équipée d’instruments prenant des mesures de son activité cérébrale. Très rapidement, cette double activité la met en difficulté et sa vigilance tombe parce que les deux activités mobilisent le même réseau de neurones.
Donc, non seulement on n’est pas plus efficace en multitâche, mais on l’est moins. Pourtant nombreux adeptes du multitâche sont convaincus que ce mode les conduit au top de leur productivité.
Alors, comment se fait-il que cette conviction soit si marquée ? La réponse est donnée à travers des expérimentations faites dans le milieu de l’aéronautique : des pilotes sont soumis dans des simulateurs à des pannes pendant le vol simulé; cela créant des surcharges informationnelles (plein d’informations à vérifier sur les instruments et de clignotants qui s’allument). Les chercheurs ont mis en évidence que l’être humain en situation de multitâche a tendance à dégrader sans le savoir son niveau d’autoévaluation de son travail. On propose à un pilote de répondre à quelques questions alors qu’il est en face d’une situation d’urgence : le résultat de 3 fois 2 puis réciter l’alphabet à partir de la fin. Les réponses sont saccadées; le pilote que l’on voit dans le documentaire récite : z, y, w, … en oubliant le x. Pourtant, il lui semble avoir mené toutes ses activités efficacement et sans erreur.
Autrement dit, une personne en mode multitâche aura tendance à trouver qu’elle fait bien son travail, alors que des observations objectives montrent que le niveau de qualité décroit. Cet auto feedback faussement positif a évidemment un caractère renforçant sur l’usage du multitâche.

Existe-t-il d’autres impacts négatifs au mode multitâche ? Aurélie Bidet-Caulet (2), qui étudie les types d’attention, explique que le multitâche affecte le mécanisme d’inhibition des stimulis externes. En effet, notre cerveau a la capacité de filtrer les bruits d’ambiance quand nous sommes concentrés sur une activité. Le mode multitâche dégrade donc ce mécanisme d’inhibition et donc nous devenons plus perméables aux stimulis externes. Notre attention en pâtit.

Donc conclusion : non seulement, l’efficacité n’est pas meilleure en mode multitâche – surtout si plusieurs activités mobilisent les mêmes zones du cerveau – mais elle se dégrade ainsi que la santé physique et mentale.
Ce qui amène à rectifier les deux croyances précédentes :

  1. les jeunes sont en effet plus en mode multitâche que leurs aînés; mais ils le payent chers en terme de stress, de fatigue, d’attention et d’efficacité; et l’impression de fluidité qui se dégage de leur manipulation des outils numériques constitue bien un piège pour eux-mêmes et pour celles et ceux qui les observent – le cas échéant avec envie
  2. travailler en mode multitâche réduit l’efficacité et crée de la fatigue quand les activités mobilisent les mêmes zones du cerveau; il est préférable de réaliser les activités en séquentiel quand c’est possible

Voici une vidéo avec deux expériences qui mettent en évidence la difficulté au multitâche pour des situations tout à fait simples.

Un appel à mettre fin à la culture du multitâche

Tous les enseignements de ces chercheurs sur le mode multitâche appellent de mon point de vue à mettre fin à cette culture du multitâche entretenue par :

  • nos comportements individuels en mode multitâche et les habitudes prises en la matière (qui peuvent être bien ancrées),
  • par notre sentiment individuel – faussé, nous l’avons vu – d’efficacité,
  • par l’impression d’efficacité véhiculé à autrui (qui peut inciter à reproduire),
  • et par la valorisation faite par les organisations aux individus “homme-orchestre”, multifonctions, hyper-réactifs, …

Culture, qui comme le montre ce documentaire est perdant-perdant : pour la santé de l’individu et pour la performance individuelle et collective.

Comment peut-on mettre fin à cette culture ? En développant une culture alternative. C’est par exemple ce à quoi s’est employé l’expérimentation ATOL (“Attentifs à l’école”) pour développer une culture de l’attention dès la maternelle. Elle est présentée dans le documentaire par Jean-Philippe Lachaux (3). Le mode séquentiel est valorisé au détriment du mode multitâche. Quand une mission est proposée aux élèves, par exemple ranger une pièce, on les invite à la découper en sous-missions à réaliser en séquence.

Pour développer l’attention, un des exercices à visée par ailleurs métaphorique est celui de la poutre. Une poutre est placée juste au-dessus du sol et on demande aux enfants de la cheminer sans tomber. Les bras en balancier permettent de revenir à l’équilibre chaque fois qu’un mouvement pousse à quitter la poutre. Cette image forte est réutilisée pour expliquer l’enjeu de l’attention : des forces nous poussent à quitter notre attention et nous faisons l’effort d’y résister pour rester concentré. Pour les enfants, la métaphore est filée par exemple par rapport aux distractions auxquelles il faut résister quand le professeur demande toute la concentration de l’élève; que ce soit du fait de stimulis externes (un copain ou une copine qui veut causer) ou de stimulis internes (une pensée que l’enfant pourrait se mettre à suivre).

Nous flirtons ici avec le sujet des interruptions qui fera l’objet d’une autre partie.

Alors pour conclure cette partie, venons-en à nous, à vous : et vous, dans votre vie au travail comment pouvez-vous agir individuellement et collectivement ? Je vous propose quelques pistes d’action :

  • essayez de faire une seule chose à la fois; en reprenant l’exemple cité précédemment, quand vous téléphonez, évitez de d’écrire quelque chose en même temps, surtout s’il s’agit d’un autre sujet sur lequel vous pensez  que vous allez astucieusement prendre de l’avance (ou ne pas prendre du retard, ce qui est malheureusement plus fréquent)
  • résistez à la tentation de gagner du temps en faisant autre chose quand une tâche sur votre ordinateur ne répond pas dans la seconde qui suit
  • découpez si possible le planning de votre journée en regroupant les tâches de même nature
  • dans les réunions, évitez l’usage des téléphones mobiles sur lesquels on lit ses SMS, gère ses emails, ou on papillonne sur internet
  • regardez d’un autre œil celles et ceux autour de vous qui vous éblouissent par leur capacité à tout faire – apparemment – en même temps
  • interrogez-vous sur votre propre usage du mode multitâche, le réel niveau d’efficacité et les impacts négatifs que l’on peut faire émerger quand on s’intéresse à la face immergée de l’iceberg
  • si vous êtes responsable d’équipe : ne valorisez pas le mode multitâche, informez les collaborateurs des impacts du multitâche, portez intérêt et attention aux impacts sur leur santé et sur l’efficacité, revoyez (de préférence de manière participative) l’organisation collective et soutenez le changement individuel (votre soutien, la formation, le coaching, le partage de bonnes pratiques, codéveloppement professionnel ou analyse de pratiques, …)
  • participez à la réflexion et à la mise en oeuvre du droit à la déconnexion dans votre organisations. En rappelant que ce droit inscrit dans la loi Travail s’applique dès janvier 2017. Il me paraît important de pouvoir évoquer la question du multitâche en lien avec le sujet de la déconnexion.
  • et puis, lisez et invitez à lire nos articles sur la déconnect attitude

 

(1) Gloria Mark est chercheuse en psychologie à l’Université de Californie (Irvine, USA); elle s’intéresse aux interactions entre les humains et les ordinateurs
(2) Aurélie Bidet-Caulet est chercheuse au CNRL – INSERM (Lyon)
(3) Jean-Philippe Lachaux est chercheur au CNRL – INSERM (Lyon)

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Olivier Hoeffel

Responsable éditorial de laqvt.fr Auteur des blogs lesverbesdubonheur.fr et autourdelabienveillance.fr

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