Altruisme, Bienveillance, Compassion (ABC) et QVT

Novéquilibres : Altruisme et QVT

Matthieu Ricard, moine bouddhiste, ancien chercheur en génétique cellulaire, interprète français du Dalaï-Lama, photographe et écrivain est l’auteur d’un ouvrage de référence sur l’altruisme intitulé “Plaidoyer pour l’altruisme”. A la lecture de ce livre où se mêlent philosophie, psychologie, neurosciences, économie, écologie, je me suis questionné sur l’altruisme au travail et vous livre mon point de vue sur les bienfaits de l’altruisme, de la bienveillance et de la compassion sur la Qualité de Vie au Travail (QVT).

Altruisme, Bienveillance, Compassion, de quoi s’agit-il ?

La bienveillance est la disposition affective d’une volonté qui vise le bien et le bonheur d’autrui (1).

Dans son livre, Matthieu Ricard cite plusieurs personnalités des sciences humaines pour la définition et la caractérisation de l’altruisme.

J’ai retenu la définition du philosophe américain Stephen Post pour le présent article :

Altruisme : “Plaisir désintéressé produit par le bien-être d’autrui, associé aux actes – soins et services – requis à cette fin.
Un amour illimité étend cette bienveillance à tous les êtres sans exception, et de manière durable”

Matthieu Ricard évoque dans son livre le Dalaï-Lama faisant une distinction entre l’altruisme naturel – celui qui se manifeste auprès des personnes qui nous sont proches, le plus remarquable étant celui envers nos enfants – et l’altruisme étendu à tout un chacun.

L’altruisme naturel est inné et nous vient donc naturellement sans effort. Il est sélectif et partial. Tout le monde est capable de cet altruisme et le pratique plus ou moins dans sa vie quotidienne ; à l’exception d’une petite partie de la population souffrant de certaines pathologies mentales ou troubles de la personnalité (psychopathe, pervers, narcissique, …). La tendance au narcissisme se développant de manière endémique en Amérique du Nord comme le rapporte Matthieu Ricard.

L’altruisme étendu est loin d’être spontané et il est facile de comprendre en quoi il est nécessaire de le cultiver pour l’atteindre. On le comprend d’autant mieux là où égoïsme, compétition, indépendance (Vs interdépendance), communautarisme, nationalisme, sectarisme, … peuvent être magnifiés.

Cultiver l’altruisme étendu passe par deux étapes principales :

  • reconsidérer les personnes que l’on avait classées hors de nos cercles de proximité. Ces personnes étant vues au départ comme des étrangers, ou pire, comme des ennemis. Matthieu Ricard alerte sur les risques des phénomènes de communautarisme : l’enfermement, le rejet de celles et ceux qui n’appartiennent pas à la communauté et l’altruisme sélectif réservé aux membres de la communauté. Cette reconsidération nous met en position de leur porter intérêt, de percevoir leurs besoins et concevoir/imaginer ce qui leur ferait du bien.
  • porter attention à un ensemble étendu de personnes (dans l’idéal, tous les êtres humains, et même tous les êtres vivants). Cette attitude favorise l’appréciation, y compris dans le sens de la valeur donnée à ces êtres et à leurs attentes.

L’altruisme, qu’il soit naturel ou étendu, réside dans une motivation désintéressée portée vers le bien-être d’autrui qui se traduit par un comportement.

L’altruisme est la conjugaison d’une motivation et d’une mise en action.

En découlent deux principes :

  • l’altruisme sans action n’est pas de l’altruisme. Il ne suffit pas d’avoir une motivation et une intention. Si l’action ne suit pas, il n’y a pas d’altruisme. Par exemple, si je pense puis que je dis haut et fort qu’il n’est pas possible de rester sans rien faire face à une injustice commise envers un de mes collègues, mais qu’au bout du compte, je ne fais rien de concret, le vrai altruisme n’est pas au rendez-vous.
  • le comportement altruiste ne se caractérise pas à la seule apparence de l’acte. C’est la motivation associée qui la détermine. Matthieu Ricard utilise l’expression “c’est la motivation qui colore nos actes”. Par exemple, si j’aide quelqu’un à traiter un dossier, dans l’idée qu’il puisse me remplacer deux jours après pour une tâche que je n’ai pas envie de faire, il ne s’agit pas d’altruisme.

Lorsque la motivation altruiste naît d’une souffrance d’autrui, il s’agit de compassion. Contrairement à l’empathie dans sa forme de résonance affective consciente, la compassion n’exige pas de ressentir la souffrance de l’autre. Au contraire, la capacité de pouvoir entourer l’autre dans sa souffrance d’un sentiment chaleureux permet plus sûrement d’agir efficacement. A contrario, la contagion émotionnelle peut conduire à l’évitement. Quand on est face à une émotion négative ressentie par une autre personne en souffrance, la compassion permet soi-même de ressentir une émotion positive d’amour bienveillant vis-à-vis d’elle.

Ce qui explique que les personnes confrontées de manière récurrente à la souffrance d’autrui dans leurs activités professionnelles, ont une probabilité plus faible d’usure quand elles sont dans la compassion plutôt que dans l’empathie et la résonance émotionnelle.

Pour Matthieu Ricard, il ne faut pas assimiler l’altruisme à un sacrifice : en effet, il peut faire bon ménage avec le plaisir (le mot “plaisir” étant d’ailleurs utilisé dans la définition donnée en début d’article). L’altruisme n’est pas à conditionner à un effort ou à un coût (financier ou autre) conséquent. Et même si la motivation se veut être désintéressée, un bénéfice secondaire pour celui qui donne ou rend service ne disqualifie pas le caractère altruiste de son geste.

Si l’altruisme s’entend par un passage à l’acte, en revanche, il n’exige pas un résultat, une performance, une efficacité. D’ailleurs, l’action peut ne pas produire d’effets positifs sur le moment mais avoir des bienfaits en différé … ou pas.

Il est un lieu où il y a matière à cultiver l’altruisme, la bienveillance et la compassion : c’est le monde du travail. En remarquant évidemment que plus tôt ces trois dispositions sont cultivées (en particulier dans la famille, à l’école, dans la vie sociale), plus il est facile de construire et d’entretenir cette culture au travail.

Les bienfaits de l’ABC pour la QVT

Dans “bienveillance”, il y a l’idée de veille. Le droit du travail impose aux organisations de “veiller” et agir à la préservation de la santé (2) et de la sécurité des personnes qu’elles emploient. Et ce n’est pas une petite obligation puisqu’il s’agit d’une obligation de résultat et non d’une obligation de moyens.
La santé et la sécurité constituent une des dimensions de la QVT.
L’idée de bienveillance renvoie à une veille étendue : il s’agit non seulement de préserver d’une détérioration de la santé, mais de viser le bien-être d’autrui. En ce sens, on comprend en quoi le développement de la bienveillance participe naturellement à celui de la QVT. Cette bienveillance étant à travailler selon la logique largement évoquée sur laqvt.fr : l’articulation entre la responsabilité individuelle et les responsabilités collectives.

A noter que la bienveillance s’accompagne facilement de l’idée de droit à l’erreur évoqué dans l’ANI du 19 juin 2013 vers une politique d’amélioration de la QVT et de l’Egalité Professionnelle.

Dans un contexte où le sentiment général en France est celui d’une dégradation de la Qualité de Vie au Travail (3) et de l’existence de situations de souffrance au travail, il est important d’interpeller notre capacité à la compassion envers celles et ceux qui sont dans la souffrance et/ou dans la difficulté de mener leurs missions de manière sereine.
L’empathie et la compassion permettent d’être à l’écoute de la souffrance et de surmonter notre tendance à nous focaliser sur nos propres difficultés. La compassion apporte une forme de reconnaissance qui peut déjà dans un premier temps réconforter : les personnes en difficultés se sentent reconnues à la fois dans leur souffrance et sur ce qui peut la provoquer.

Enlevez les actes gratuits dans une organisation,
vous vous trouverez dans une situation similaire à la grève du zèle.

J’ai abordé sur laqvt.fr le sujet de la gratuité et le concept de Don 3D et leurs bienfaits en matière de QVT. Si l’altruisme ne peut être assimilé à la gratuité et à du don 3D, il conduit à des actes gratuits. Ce qui rend l’altruisme particulier, c’est que l’acte altruiste est réalisé avec la motivation première de faire du bien à autrui.

Que seraient la performance collective et le bien-vivre ensemble dans une organisation sans les actes gratuits ? Aucune organisation en activité ne peut fonctionner si on se limitait au donnant-donnant, c’est à dire à ce qui est écrit dans le contrat de travail et dans les fiches de poste. Les actes gratuits profitent donc à la fois à la QVT et à la performance. La problématique étant que dans le meilleur des cas, ils sont peu et pas valorisés et dans le pire des cas, ils font l’objet de remarques acerbes quant au risque de moindre productivité personnelle (“Mais qui t’a demandé de t’occuper de la photocopieuse ? Et ton travail ?”).

Les actes altruistes, actes gratuits spécifiques, ont plusieurs bienfaits particuliers :

  • ils constituent un signe de reconnaissance auprès du bénéficiaire : il est reconnu comme être humain, ses attentes sont considérées et un geste est engagé à son attention ;
  • il n’est pas demandé de contre-partie ;
  • le geste peut venir d’une personne pas forcément proche et la vision positive du monde sera renforcée, constituant de l’huile pour la fluidité des relations interpersonnelles ;
  • l’altruisme est contagieux, soit par imitation, soit par inspiration.

Altruisme, Bienveillance et Compassion vont aussi dans le sens d’une plus grande responsabilité sociétale. Rappelons que l’ANI sur la QVT et l’Egalité Professionnelle inscrit la QVT dans un champ plus large : celui d’une Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE) assumée. Matthieu Ricard développe largement l’idée de la responsabilité vis-à-vis de la planète, de leurs hôtes (humains et autres êtres vivants) et des générations futures. L’attention et l’intérêt portés à autrui, la prise en considération de ses attentes et la mise en oeuvre d’actions pour y répondre permettent de ne pas limiter les effets aux conditions de travail des personnes travaillant entre les murs de l’organisation. Sont pris en compte les acteurs externes : clients, fournisseurs (dont sous-traitants), partenaires, riverains, … communément appelés parties prenantes externes dans le domaine de la RSE.

Altruisme, bienveillance et compassion contribuent non seulement à une meilleure QVT pour les bénéficiaires, mais aussi pour celles et ceux qui en sont les auteurs. Ils constituent des amplificateurs et des régulateurs de la santé mentale et physique de celles et ceux qui les cultivent. En deux mots : ABC = gagnant-gagnant.

Des freins à l’ABC au travail

Le contraire de l’altruisme est l’égoïsme. C’est un frein majeur, d’autant plus que l’égoïsme a été porté et continue à être porté notamment par certains philosophes et économistes, par la psychanalyse comme une valeur fondamentale du développement ou un principe de l’être vivant, en particulier dans une logique de survie. Matthieu Ricard cite par exemple les philosophes Max Stirner et Friedrich Nietzsche qui voient dans l’altruisme un “regrettable signe d’impuissance ».

Au contraire, Matthieu Ricard s’attache à remettre en cause l’idée selon laquelle l’être humain serait égoïste par essence.

Il apporte des arguments posant l’altruisme et la bienveillance en dispositions innées qu’il s’agit ensuite de cultiver, les contextes de vie et valeurs sociétales étant plus ou moins favorables pour cette culture.

Il voit comme frein à l’altruisme le développement de l’individualisme et du narcissisme, avec la promotion exagérée de l’estime de soi (les réseaux sociaux numériques y contribuant) et le règne de l’enfant roi.

A noter que le psychologue Didier Pieux voit d’ailleurs un prolongement de l’enfant roi en adulte tyran.

“L’altruisme ? Désolé, pas le temps !”

L’accélération des rythmes et l’accroissement des objectifs conjugué à une baisse des moyens constituent un second frein. En effet, dans les situations de travail où il s’agit de courir après le temps pour essayer de limiter la casse dans l’atteinte des objectifs individuels, il n’est pas facile de s’intéresser aux autres. Porter intérêt et attention à l’autre, c’est d’abord prendre le temps pour l’écouter et le comprendre. Puis, réaliser un acte altruiste, c’est encore du temps à mobiliser.

Une vision court-termiste amplifie ce phénomène.

Donc au-delà de l’obstacle de l’égoïsme qui est une attitude assumée d’indifférence vis-à-vis d’autrui, le manque de temps constitue bel et bien un frein tout aussi puissant neutralisant nos capacités à l’action altruiste.

Un troisième frein me semble important à considérer : la compétition créée entre individus dans une même équipe et entre entités dans une même organisation. Cette compétition s’appuie souvent sur l’utilisation d’indicateurs permettant de comparer les uns aux autres, de “stimuler” les moins bons en leur montrant que les autres sont capables de faire mieux. La conclusion étant dans le meilleur des cas, que les moins bons sont en capacité de faire mieux, et dans le pire des cas, que les moins performants sont vraiment nuls.

L’altruisme étendu est grandement freiné par la compétition puisque celles et ceux avec qui on est en compétition sont quelques fois considérés comme des adversaires. Dès lors, comment envisager d’aider un adversaire ?
Matthieu Ricard fait référence à une étude des psychologues Robert Kurzban et Daniel Houser. Cette étude montre que la proportion de personnes tendant à coopérer malgré des règles du jeu défavorables à la coopération est de 13%. Par contre, dès lors que les règles vont vers plus de coopération, 63% de personnes supplémentaires entrent alors en coopération. 20% restent des individualistes et profiteurs en toute occasion (dans cette étude, 3 à 4% des personnes n’ont pu être classées clairement dans un de ces 3 groupes).

 

Un prochain article abordera le comment : comment cultiver altruisme, bienveillance et compassion au travail.

(1) définition de la bienveillance dans wikipedia.org
(2) si on reprend la définition de la santé par l’OMS, il s’agit de viser non seulement l’absence de maladie, mais plus globalement un état de complet bien-être physique, mental et social; dans la réalité, pour une partie des organisations, c’est l’absence de maladie et d’accident qui est recherchée.
(3) D’après le sondage TNS-Sofres pour l’Anact à l’occasion de la semaine de la QVT de juin 2013

 

L’illustration a été créée en utilisant Tagxedo – Creator

Olivier Hoeffel

Responsable éditorial de laqvt.fr Auteur des blogs lesverbesdubonheur.fr et autourdelabienveillance.fr

Une réflexion sur “Altruisme, Bienveillance, Compassion (ABC) et QVT

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